L'organisation socio-administrative de la Royauté Bamiléké:
Le cas de Baboutcheu-Ngaleu |
En dépit de l’autorité globale (sur les hommes et sur les biens, sur le visible et
l’invisible) dont dispose le roi dans la société traditionnelle bamiléké, force est
de constater qu’il existe autour de lui une panoplie d’organes lui permettant d’exercer
son pouvoir. Cependant il ne faut pas se leurrer que ces derniers en constituent un
contrepoids. Loin s’en faut. Ce serait tout aussi faire preuve d’une myopie intellectuelle
que de penser que la chefferie ici est un potentat absolu car l’enchevêtrement de ces
instruments de pouvoir laisse percevoir un bémol à l’imperium royal. Certains analystes
de la question ont d’ailleurs et à juste titre qualifié les chefferies bamilékés de
« féodalités démocratiques ». Chez nous, ces organes sont de deux ordres: ceux permanents
et ceux ponctuels. Leur étude constituera l’axe principal de notre sujet. Dans le souci
d’appréhender notre terme, nous vous ferons constater (contrairement à une vision
caricaturale) que la femme occupe une place de choix dans la nomenclature socio
administrative dans notre groupement. Nous évoquerons aussi le mode de représentation
du pouvoir du chef à l’extérieur du village.
I- LES ASSEMBLEES DE LA CHEFFERIE BABOUTCHEU-NGALEU
De premier abord, il est important de noter que Baboutcheu-Ngaleu - chefferie de 2e degré est
composée de deux chefferies de 3e degré (Bankoh et Balu'). Sur le plan hiérarchique et individuel,
les chefs desdites localités sont supérieurs aux notables du groupement. Cependant ces derniers
siègent tous ensemble aux Assemblées de la chefferie supérieure. Suivant l’objectif et la durée,
on regroupe les assemblées en deux catégories:
A- LES ASSEMBLEES PERMANENTES:
Suivant l’ordre de préséance, on distingue le PA’ANGOP, le KOMNZHI, le FAM, le NKO’SIE,
le NDAMKOM. Pour des raisons chronologiques, nous examinerons d’abord le Komnzhi et successivement
les autres.
1. LE KOMNZHI
Littéralement, Komnzhi veut dire « assemblée interdite » c’est-à-dire, cercle réservé à certains
initiés. A l’origine, il s’agissait uniquement des « neuf notables », guerriers et compagnons du chef
dans la conquête des terres. A ce titre, le cercle jouissait des pouvoirs relativement larges.
Toutefois, devant l’agrandissement du village et la promotion sociale de ceux qui se sont distingués
dans cette entreprise, il s’est élargi. Devant cette nouvelle donne et particulièrement pour des
questions de successions au chef, le but étant de préserver les « nzu ngwe’», (1) les 9 notables se
constituent en un groupe plus fermé appelé le KAMVU’. Subséquemment, le pouvoir de prendre des
décisions importante concernant le village, initialement dévolu au Komnzhi, est confié à une
confrérie bien déterminée (Pa’angop). De nos jours, le Komnzhi s’est banalisé et est en tout réduite
à une fonction purement protocolaire s’exhibant généralement lors des sorties du roi.
2. LE PA’ANGOP
Pa’angop veut dire « qui se couvre avec la peau » peau de bête s’entend (panthère, lion ...).
Le port de « ngop » symbolise la puissance. Font partie de cette assemblée, certains riches et
princes qui se sont illustrés dans un domaine bien déterminé. C’est peut être l’une des raisons pour
lesquelles le pouvoir de prendre des décisions et de juger les affaires courantes du groupement lui
est attribué. Ainsi, le « Pa’angop » passe pour être la première assemblée de la cour royale.
3. LE FAM
Le Fam est une société secrète qui tient ses séances de réunion dans la forêt sacrée de la chefferie
d’où l’appellation Fam, diminutif de Tamfam (forêt sacrée). C’est une confrérie qui, pour toute décision
à prendre, passe par un rituel (avec différentes sortes de tiges et d’herbes donc le plus connu est
le To’oh) dont les procédés échappent à l’entendement du commun des mortels. Tout membre qui participe
à cette alchimie prête serment et est tenu au respect scrupuleux du « Ke’e » (2) y résultant. Ses
membres sont pour la plupart de la lignée royale.
4. LE NKO’SIE
Le Nko’sie ou « qui vient du sol » met en relief le droit des premiers occupants de
Baboutcheu-Ngaleu; tout au plus pour ce qui était de l’idée originelle et originale de cette assemblée.
Vu sous cet angle, militeraient en principe dans ce cercle ceux qui étaient dignitaires dans leurs
villages respectifs à savoir POANGO, LU’, KO’O. Mais l’évolution de la société nous montre de plus en
plus le contraire. A l’heure actuelle, le rôle de ce groupe est concentré grosso modo dans la
répercussion dans les quartiers et village des décisions prises aux instances supérieures et veiller
à leur respect.
5. LE NDAMKOM
Suivant la hiérarchie, elle est la dernière des associations de la chefferie. Elle est constituée
fondamentalement des serviteurs du chef. Paradoxalement, Ndamkom signifie « grande réunion ». On peut
cependant trouver une explication plausible à cette appellation: d’une part parce que les conditions
d’accès sont relativement faciles, d’autre part par le rôle important qu’il joue ou qu’il devrait
jouer à savoir l’encadrement des jeunes.
Il n’est pas superflu de rappeler que les membres de ces différents ordres acquièrent leur
privilège par voie de succession qui est héréditaire. Les premiers notables ayant obtenu leur titre
grâce à la contribution que chacun a apportée à l’épanouissement du groupement. Il en est de même pour
ceux des cercles non permanents.
B. LES ASSEMBLEES NON PERMANENTES:
Ce sont des sociétés secrètes qui se constituent dans le but d’affronter des sujets touchant
l’intégrité du village. Chez nous, on distingue le Kamvu’ et le Ku’nga’.
1. LE KAMVU’
Il s'agit d'un collège constitué de 9 membres. Il reçoit la désignation du successeur au trône
après avoir prêté serment d'en garder le secret jusqu'à la mort du roi (l’administration publique
n’intervient que comme régulateur). Le Kamvu’ est un organe consultatif: le chef ne peut agir pour
des questions importantes sans prendre son avis et ses décisions sont généralement le résultat d'un
consensus. C’est une structure dont le destin de la collectivité en dépend en grande partie. Ainsi
elle est indépendante vis à vis du chef; ce dernier n'ayant pas le pouvoir de démettre ses membres
puisqu’ils y accèdent par de voie de succession. Cet organe constituerait ainsi un contrepoids à
l’exercice du pouvoir du FU. Mis à part la question successorale pour laquelle ils se réunissent
principalement, les « 9 » sont généralement disséminés dans les autres assemblées permanentes de l
a cour.
2. LE KU’NGA’
Cette parole est née de la jonction de « NKWA » (masque) et de « NGA’ » (individu, personne).
Ku’nga’ signifie donc « personne masquée ». C’est une société secrète (de guérisseurs, voyants...)
investie de pouvoir spirituel et de forces mystiques. A chaque fois qu’il y a des désastres, des
épidémies et autre dans le territoire, le Ku’nga’ intervient à travers des rites d’expiation du mal
appelées « Tchutchak ». Il lui est ainsi assigné une fonction assez délicate. C’est sans doute la
raison pour laquelle il porte le masque lors des cérémonies. Il est dit d’ailleurs, qu’à l’origine,
ses adeptes étaient inconnus de la population, vu le rôle qu’il jouait. Malheureusement, tel n’est
plus le cas de nos jours. Ce qui conduit souvent à faire recours aux initiés des autres localités
pour le Tchutchak. Le but recherché étant le souci d’objectivité. C’est un point de vue discutable
et souvent très discuté. Cette instance agit souvent en dernier ressort, sous la commande du chef,
lorsque qu’un problème posé devant le Pa’angop requiert une expertise métaphysique. Les cérémonies
d’expiation du mal se terminent par le rituel de prise de « Ngoo » qui est une potion magique qu’on
fait ingurgiter à ceux qui sont suspectés porteurs de maléfices. Ceci se fait souvent en présence
d’une tortue considérée comme animal diseur de vérité. Le Ku’nga s’exhibe aussi lors des grandes
cérémonies telles celles de la désignation du souverain ou de son intronisation dans le but de
« traquer » un esprit malin.
A l’analyse de ces organes, on serait tenté de penser que les femmes sont exclues de l’arène
politico administrative de la société traditionnelle bamiléké vu qu’ils sont composés pour une
large part de la gent masculine en général et en particulier chez nous. La réalité prouve le
contraire.
II- LA PLACE DE LA FEMME DANS LA STRUCTURE POLITICO- ADMINISTRATIVE DE LA CHEFFERIE
BABOUTCHEU-NGALEU
Nous nous intéresserons d’une part aux MAFU et aux MOONKO’ et d’autres part à l’association
des MENI.
A- LES MAFU ET LES MOONKO’
Hormis les honneurs qui lui sont dus pris de ce qu’elle est la mère du chef, la Mafu siège
au même titre que les autres dignitaires - hommes - dans l’une des assemblées de la royauté.
Elle jouit ainsi des mêmes privilèges que ces derniers. Le pouvoirs se transmettant par hérédité,
on en compterait au minimum neuf actuellement qui correspondent aux générations de chef de
notre dynastie. S’il faut ajouter à celles-ci d’autres qui ont accédé à ce titre honorifiquement
sans être nécessairement de souche princière, on ne pourrait se rendre à l’évidence que la femme
ici n’est plus seulement mère et épouse. Bien plus, à ce rôle politique que jouent les Mafu,
il y faut greffer le rôle catalyseur qu’elles jouent au niveau de la vie associative des filles
et femmes de leur lignée (celle-ci touche généralement toutes les couches familiales).
C’est sous le même prisme qu’il faut regarder le Moonko’, « fille chérie », jeune princesse
qui est choisie comme telle le jour de la désignation du monarque. Elle passe le même parcours
initiatique dans le La’kam (3) comme lui et est appelée plus tard à participer aux affaires du
La’ (4).
B- L’ASSOCIATION DES MENI
Les Meni jouissent d’un privilège non négligeable dans la tradition du peuple de Bienam (5).
En effet, dans leur cosmogonie, les jumeaux dont les Meni sont génitrices disposent de pouvoirs
surnaturels et par ricochet elles mêmes. Pour étayer cette opinion, on a coutume d’entendre chez
nous que les jumeaux ont « quatre yeux ». C’est fort de cette considération que le siége de
l’association des Meni se trouve au coeur du groupement, dans chefferie. Source de tendresse,
ces femmes la plupart des temps portent avec elles le Ndundam (jujube) et le Fienkak (sorte de
tige aux feuilles vertes). Ces attributs sont appelés symboliquement fruit de la paix pour
celui-là et arbre de paix pour celui-ci. Chaque fois que l’atmosphère est tendu ou qu’il se
propage des ondes négatives, les Ndumbue (autre appellation des Meni) font des incantations
chantées ou parlées pour exorciser les lieux en propageant le Ndundam. C’est aussi pourquoi
elles sont toujours présentes lors des manifestations traditionnelles participant ainsi en
leur manière à l’equilibre sociale.
Pour clore cette partie, on pourrait se demander comment le roi parvient-il à administrer
ses sujets tant il est vrai qu’ils sont plus à l’extérieur qu’à l’intérieur de sa sphère
territoriale.
III- LA REPRESENTATION DU POUVOIR DU CHEF BABOUTCHEU-NGALEU HORS DU VILLAGE
Dans toutes les localités où il y a une forte concentration des Baboutcheu, leur roi se fait
représenter par un fils du terroir appelé communément chef de famille. Ce dernier joue un
double rôle.
A- CHEF DE FAMILLE, BRAS SECULIER DU ROI
Le chef de famille oriente la politique du développement du village définie par le roi en
coordonnant les activités socio culturelles de sa localité: création et promotion des
associations des natifs de Baboutcheu, recherche de l’épanouissement de tous et chacun;
le tout dans le respect des us et coutumes du groupement dont il est tenu aussi de sauvegarder
l’image de marque. Il est appelé aussi et surtout à mobiliser les fonds et les énergies pour
les projets communautaires.
Il est important de noter que le chef de famille n’est en aucun cas membre d’une assemblée
de la chefferie à moins qu’il soit notable ou investi comme tel. Pourtant c’est lui que
l’administration publique reconnaît comme mandataire de la population là elle est installée.
B- CHEF DE FAMILLE COURROIE DE TRANSMISSION ENTRE L’ADMINISTRATION PUBLIQUE ET LA POPULATION
RESIDENTE.
Il représente la population résidente auprès de l’administration. Pour tout acte civil
impliquant la création ou la vie associative tel les cérémonies culturelles, il revient au chef
de famille d’en informer l’autorité administrative. Autant il doit participer activement à
l’épanouissement des siens dont il a la charge, autant il est tenu dans l’exercice de ses
fonctions de faire respecter les lois et règlements de l’Etat.
Au terme de ce qui précède, il nous vient à l’esprit une série de questions: devant les
mutations sociales, les assemblées de la chefferie continuent-elles à jouer leur rôle? Que fait
le chef dans ce sens? Que faisons nous pour préserver nos acquis culturels? N’est-il pas
l’heure de saisir le taureau par les cornes au moment où les membres des assemblées
- le chef avec - de la chefferie de plus en plus se rajeunissent? N’est-il pas aussi l’heure
de faire plus confiance aux femmes dans l’oeuvre de construction de notre localité ?
L’institution de chef de famille vu le rôle qu’il joue ne doit-elle pas aussi s’étendre dans
les pays où il y a une forte communauté de Baboutcheu? Si l’exode rural a justifié son
instauration dans les villes du pays, l’émigration vers les pays étrangers ne peut-il pas
aussi en être un argument valable? Notre village vient de traverser un moment important de
son histoire culturelle. Nous avons constaté avec beaucoup de regret que la diaspora
(des pays étrangers) n’était pas impliquée dans les différentes cérémonies. C’est d’autant
plus regrettable que le même constat se fait quant il s’agit de la réalisation d’un projet
communautaire. Si le chef était représenté (sans vouloir discréditer les structures déjà
existantes) officiellement dans ces pays, les choses auraient été sans doute aucun autrement.
Ce dernier serait le catalyseur d’énergie, l’énergie ô combien forte et malheureusement
éparpillée dont dispose les fils Baboutcheu de l’étranger. Prendre notre responsabilité
devant l’histoire tel doit être notre credo en ce moment où notre cher et beau village est
à la croisée des chemins.
Je terminerais par cette réflexion du très regrettable Aimé CESAIRE dans Discours sur
le colonialisme: « Alors, est-ce bien le moment, pour nous, de baisser la garde et de nous
désarmer nous-mêmes? En fait, le moment actuel est pour nous fort sévère car, à chacun
d’entre nous, une question est posée, et posée personnellement: ou bien se débarrasser
du passé comme d’un fardeau encombrant et déplaisant qui ne fait qu’entraver notre
évolution, ou bien l’assumer virilement, en faire un point d’appui pour continuer notre
marche en avant. Il faut opter. Il faut choisir.»
(1) les institutions du village
(2) norme, interdit
(3) lieu d’initiation d’un futur chef
(4) village, pays
(5) soleil couchant, ouest
Proposé par Mathias TCHOKOUANDEU
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